“Un parasite dans la chambre des machines de l’histoire, fleurissant .”

Dans Eekhoornbrood, ce sont les égarés qui ont la parole.

Deux petits pigeons prisonniers dans le clocher d’où l’histoire fait retentir ses triomphes.

Marie-Jeanne et Mhoassi n’ont jamais eu une signification, pas vraiment pour eux-mêmes, pas vraiment pour quelqu’un d’autre, encore moins pour le cours de l’histoire qui fait d’eux ce qu’elle veut. N’avoir jamais eu de signification, c’est leur force. Dans leur amour naissant, une langue se met à bourgeonner, une langue d’amoureux, une langue d’une révolte. Pas une Révolte grandiose, mais une petite, transparente, une révolte qui est possible dans les 23 mètres carrés d’une chambre d’hôtel décorée de champignons et de parasites, pas loin de Paris Nord, une révolte comme celle d’un indien transparent.

 

“La petite chance  de la résistance”

Dans Eekhoornbrood, deux personnages cherchent à se résigner à l’abri de l’histoire. C’est là, dans l’ombre de la grande lumière et des spots, à l’instar du champignon Eekhoornbrood, que croît un plaisir silencieux, une forme de résistance fragile, savoureuse. C’est au philosophe Michel Onfray que revient le mérite de s’être penché, pour la première fois dans l’histoire, de manière structurelle sur la signification des repas des généraux et des érudits. Dans un univers désenchanté, à une époque où le consensus sur la vérité est en fait la réduction de la vérité à son matérialisme biologique, une telle démarche donne des conclusions qui intriguent. Les vaincus, ceux qui doivent suivre, le troupeau dompté :  ils mangent de la saucisse unique. Les vainqueurs, les inventeurs, ceux qui ont accompli des prestations histoires dignes d’intérêt se gavent des spécialités les plus exclusives.

Marie-Jeanne et Mhoassi, animaux grégaires prédestinés, découvrent la saveur exceptionnelle du champignon le plus banal entre les champignons : Eekhoornbrood.

La critique de la capacité est une action de démolition, un mouvement pour faire de la place pour un rendez-vous, face à face. Deux personnages qui donnent libre cours  à leur parole et tentent de se tenir debout l’un en face de l’autre, nus et exposés.

Une tentative pour sortir du mauvais traitement des signes. Pas pour trouver une langue « pure », « intacte  », mais pour organiser une résistance à petite échelle, tactique, souterraine. Une petite chance. Le théâtre est un laboratoire où cette eau, ce liquide amniotique de la petite chance, peut être distillée.  Une résistance contre la domination du Même, résistance contre l’envasement du cours de l’histoire, résistance contre la stagnation, résistance contre la détermination. Cela n’a pas de fin, nous sommes condamnés sans fin à la liberté. Résistance contre l’étouffement de la voix qui prononce notre condamnation, résistance contre toute tentative de se soustraire à l’ordonnance de la lumière qui tombe sur l’escalier, vers six heures. Soumission à la Loi qui ne se laisse pas connaître. Soumission au devoir d’être libre, de résister, de saboter la langue dès qu’elle stagne.

“Une goutte dans un flux d’immigration, un chiffre parmi des statistiques.”

Marie-Jeanne et Mhoassi habitent à Kortessem, un petit hameau dans le Limbourg. Ils ne se connaissent pas. Ils se sont pourtant bien déjà croisés souvent. Ils se sont parlés pour la première fois la veille. Elle a 56 ans, lui 49. Le matin même, ils s’étaient donnés rendez-vous à la gare de Saint-Trond, elle avec une valise, lui avec un sac de sport de la SMAP assurances. Ils ont pris ensemble le train vers Bruxelles. A Bruxelles, ils ont changé pour Paris. La pièce se joue dans une chambre d’hôtel près de la Gare du Nord à Paris. C’est le soir. L’heure d’aller dormir. Il n’y a qu’un seul lit. Il n’y a pas d’argent. Il y a leur rencontre, leur rendez-vous : pour la première fois dans leurs vies respectives, un nouvel événement qui pourrait tout forcer (pour tout ouvrir).

Mhoassi est Tunisien. Il parle très bien le néerlandais. Il a été poursuivi et maltraité en Tunisie, il a reçu l’asile en Belgique. Après 17 mois passés dans divers centres et prisons près de l’aéroport, il a été transféré dans le centre de réfugiés à Kapellen. Il y est resté 4 ans et a enfin reçu la nationalité belge. Il a commencé un stage dans un garage Mazda à Kortessem. Cela fait 3 ans maintenant.

Marie-Jeanne a toujours vécu dans le Limbourg. Elle a de la famille près de Leuven. Elle s’appelle Marie-Jeanne Daems, mais oui : c’est une petite-nièce de Rik Daems. Et elle en est très fière. Jusqu’à ses quarante ans, Marie-Jeanne était gardienne d’enfants dans la commune. Puis, on a privilégié de jeunes demandeurs d’emploi, on lui téléphonait encore régulièrement pour dépanner en cas de force majeure, mais à 45 ans, elle n’était plus vraiment sollicitée. Elle avait pourtant acheté un gsm spécialement pour être toujours accessible si on avait eu besoin d’elle. Elle recevait assez d’allocations pour vivre, et un héritage lui a permis de rembourser d’un coup le crédit de sa petite maison quelques années plus tôt, il lui restait même un petit quelque chose. Elle vivait bien, avec les allocations. Une fois par an, elle partait en car, pension complète, en Autriche ou en Espagne, mais de préférence en Autriche. Quand le groupe est sympa, il agit comme un remontant pour elle. L’air de la montagne, aller dormir tôt, et surtout : bien dormir, profondément et longtemps. Boire du schnaps en compagnie, c’est tout de même plus agréable que seule.

Marie-Jeanne et Mhoassi sont tombés amoureux l’un de l’autre, pendant ces dernières 24 heures. Ils le croient parfois. Vraiment, purement amoureux, ils n’en savent rien, mais ils s’apprécient beaucoup. S’ils s’apprécient vraiment inconditionnellement, ils n’osent pas le prétendre tout net, mais ils aiment être ensemble. C’est-à-dire : vraiment aimer être toujours ensemble, c’est peut-être aller un peu loin, mais en tout cas, c’est mieux, c’est mieux et si ce n’est pas mieux, c’est tout simplement bien ainsi, voilà.

Ni Marie-Jeanne ni Mhoassi n’ont jamais fondamentalement compté pour quelqu’un. Ni pour eux-mêmes, ni pour quelqu’un d’autre.

Ils sont livrés . Une goutte dans un flux d’immigration, un chiffre parmi des statistiques.

“La réalité et rien que la réalité”

Eekhoornbrood est une histoire d’amour. Deux chiffres qui élaborent pour la première fois une langue l’un pour l’autre. Une parole qui se fissure et s’extirpe de sa prédestination. Au premier abord, la pièce est un drame hyperréaliste. Toutes mes pièces sont hyperréalistes. Je pars de la réalité. « La muse du poète qui n’est pas amoureux de la réalité, lui donnera des enfants aux yeux caves et aux os trop faibles » (Nietzsche, Humain trop humain) mais la réalité ne se saisit pas. Donc je dois la séduire. Aimer la réalité, c’est aimer le mensonge. L’amour de la vérité est l’amour de l’illusion, du jeu, de l’imagination. Les bras qui enlacent la réalité sont faits signes et de désirs. La chair et le sang ne peuvent être approchés dans une scène qu’avec intuition, amour, suggestion, espoir et confiance. Tout le reste tombe en lambeaux . Et je n’ai pas l’intention d’ajouter un seul éclat de violence à ce monde.

Eekhoornbrood est la langue de la petite chance.